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Dans les collections des musées comme aux postes à responsabilité, où sont les femmes ?

Guergana Guintcheva , Professor
Hager Jemel-Fornetty , Associate Professor, Diversity & Inclusion Chair Director

Dans cet article, initialement publié dans The Conversation, Guergana Guintcheva et Hager Jemel-Fornetty, respectivement Professeure et Professeure associée à l'EDHEC, tentent d’établir des parallèles entre la place des femmes dans le monde de l'entreprise et les raisons de la faible représentation des femmes dans les catalogues et salles d’exposition, mais aussi dans la gestion des musées.

Temps de lecture :
8 jan 2024
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Êtes-vous capable, spontanément, de citer plusieurs artistes femmes exposées dans des musées ? Si des noms masculins vous viennent plus facilement à l’esprit, ce n’est pas par hasard : les femmes, dans l’art comme dans bien d’autres sphères associées à une forme de pouvoir, d’influence ou de prestige, sont bien moins reconnues, exposées et étudiées que leurs homologues masculins. Invisibilisées, elles semblent trop souvent condamnées à une gloire posthume, voire à ne jamais parvenir à percer.

 

Dès les années 1980, le collectif d’artistes femmes anonymes les Guerrilla Girls, a réagi par cette question à une exposition au MoMA, intitulée « Rétrospective internationale de peinture et sculpture contemporaine » qui avait comme ambition d’exposer les plus grands noms de l’art contemporain. Parmi les 169 artistes présentés, seulement 13 étaient des femmes.

 

Selon plusieurs études récentes, les femmes restent peu présentes dans les musées en tant qu’artistes. Par exemple, aux États-Unis en 2019, dans les 18 musées les plus importants en termes de nombre de visiteurs, 87 % des artistes exposés dans les collections permanentes sont des hommes. De façon similaire, en France, une étude de 2021 répertorie dans les catalogues des musées publics nationaux 93,4 % d’artistes hommes.

 

On pourrait nous rétorquer que nombre d’expositions récentes, en France, sont consacrées aux artistes femmes : « Elles font l’abstraction » en 2021, « Pionnières » en 2022, ou Suzanne Valadon en 2023… En réalité, cette floraison est symptomatique du problème d’égalité des genres : les artistes hommes n’ont pas besoin d’être associés à une catégorie spécifique pour faire l’objet d’expositions thématiques ou monographiques. Ils ont eu tout l’espace pour eux pendant des siècles. Pour corriger cette inégalité, on s’efforce de mettre la lumière sur les femmes en créant des expositions qui leur sont dédiées. Mais comme le soulignait un article paru dans Le quotidien de l’art en 2021, « plane sur ce genre d’initiative le danger de mettre dans le même sac des artistes qui n’ont pas grand-chose d’autre en commun que leur sexe, et de les y réduire ».

 

Pour quelles raisons les femmes sont aussi peu présentes dans les musées ? La difficulté des femmes artistes à trouver leur place dans les catalogues des musées d’art rappelle celle des femmes qui n’arrivent pas à briser le plafond de verre en entreprise. Ce sujet étant aujourd’hui très documenté dans la littérature en management, nous pouvons tenter d’établir des parallèles avec les raisons de la faible représentation des femmes artistes dans les catalogues des musées et dans les salles d’exposition.

 

Stéréotypes et présomption d’inaptitude

Un premier élément d’explication semble être lié aux stéréotypes de genre, avec la présomption d’inaptitude des femmes à créer de l’art « officiel ». Historiquement, en France, l’art était légitimé par l’Académie Royale de Peinture et Sculpture, créée par le cardinal Mazarin en 1648 qui propose un Salon, lieu annuel d’exposition des artistes officiels, validés par les juges de l’Académie. C’est au Salon que l’État achète des œuvres pour les exposer dans des musées. Dans les années 1800-1830, les femmes ne représentent jamais moins de 14 % des exposants au Salon, mais elles ne sont plus que 1,74 % dans les catalogues des musées de l’époque, n’arrivant pas à briser le plafond de verre des experts (hommes) de l’Académie.

 

De nos jours et de façon similaire, l’accès des femmes aux postes stratégiques dans les organisations dépend fortement de l’évaluation de leurs compétences par leurs homologues hommes – de fait, ils sont plus nombreux aux postes à responsabilité – influencés par les stéréotypes de genre (définis comme des croyances partagées concernant les caractéristiques, traits et comportements d’une personne associées à son genre). Depuis les années 1970, plusieurs études montrent que les caractéristiques « masculines » sont plus largement associées à l’idéal type du leader. Malgré le plus grand nombre des femmes en entreprise et dans les universités, ces stéréotypes sont relativement stables, en particulier chez les hommes qui perçoivent les femmes comme non adaptées pour occuper des positions managériales stratégiques.

 

« Think artist, think male »

Comme le souligne Trasforini (2007), « à l’art, on associe en effet l’auteur, l’homme, le maker, tandis que la femme, ‘auteure’ non d’une œuvre mais d’un produit utile et souvent collectif ».

Ce constat est réitéré en 2018 par le Haut Conseil à L’Égalité entre les femmes et les hommes : « La femme est cantonnée au sujet de l’œuvre d’art, au produit du talent de l’homme. Ce que l’on entend aujourd’hui par création – mais également notre manière de concevoir l’artiste – s’inscrit dans la continuité d’une histoire de l’art qui a toujours pensé le « créateur », comme l’homme disposant d’un don original et singulier ».

 

De même que dans les milieux de l’art, le génie artistique est plus spontanément associé au genre masculin, dans l’imaginaire collectif des milieux professionnels, les rôles de leadership sont souvent associés aux hommes. La fameuse citation : « Think leader – Think male », illustre la représentation mentale du portrait type du leader en lui attribuant un genre masculin. Ce phénomène documenté dans les théories implicites du leadership depuis plus de 40 ans montre la prégnance des stéréotypes dans la représentation d’un vrai leader. Une étude récente montre que les attributs d’un leader sont encore plus majoritairement associés à des caractéristiques dites « masculines ». Les femmes sont vues comme manquant de l’« agentivité » (détermination, confiance, indépendance…) nécessaires pour être des leaders qualifiés.

 

Cette assimilation homme-leader, homme-artiste alimente un cercle vicieux éloignant des femmes des postes de pouvoir dans les entreprises et des projets ambitieux dans les milieux de l’art.

 

Accès différencié aux opportunités

Même si un petit nombre d’artistes femmes arrivent à être exposées dans les musées, historiquement, elles restent le plus souvent cantonnées à des genres de peinture moins prestigieux (les portraits, la nature morte, les miniatures). L’Académie établit une hiérarchie des genres avec, au sommet, la peinture d’histoire qui représente des figures héroïques et le « petit genre », qui montre des sujets intimes ou légers, suivis par le paysage, et enfin la nature morte.

 

Longtemps écartées de la sculpture, de l’étude du nu et des genres majeurs de la peinture, plusieurs femmes artistes, comme Elisabeth Vigée Le Brun ou Rosalba Carriera, ont pourtant percé dans les portraits. Cependant, plus les femmes se consacrent à ce genre d’art « modeste », moins elles sont exposées et leurs œuvres portées à la postérité, c’est-à-dire exposées dans les musées.

 

L’accès aux opportunités est un autre parallèle entre la place des femmes artistes dans les musées et celle des femmes au sein des organisations, révélant l’analogie entre la hiérarchie des genres d’expression en art et les postes occupés dans les structures professionnelles. Dans les entreprises, les femmes sont surreprésentées dans des fonctions support (ex. RH communication, marketing, RSE), elles sont rares dans des fonctions dites opérationnelles comme la vente ou la finance, activités centrales qui permettent plus facilement de grimper les échelons et d’occuper des postes stratégiques. Par exemple, selon une étude menée en 2022, même si les femmes représentent aujourd’hui 57 % des effectifs dans le secteur bancaire, elles occupent des postes hiérarchiques inférieurs et moins bien rémunérés.

 

Réseau et influence

Au-delà du genre de l’art, du travail et du talent, la reconnaissance et la qualité d’une œuvre dépendent beaucoup des occasions de rencontre avec le public et des ressources financières et humaines dont l’artiste peut disposer. Le rapport de Prat (2009) souligne cette réalité qui n’est pas favorable aux femmes en raison de leur accès limité aux réseaux permettant le partage des savoir-faire, des moyens de production et des outils de travail.

 

L’inégalité d’accès aux réseaux professionnels et aux personnes influentes limite les possibilités d’évolution, de visibilité et de reconnaissance des artistes femmes. Les réseaux de sociabilité masculine, producteurs de solidarités actives, n’ont pas leur équivalent féminin ou de manière marginale. L’accès aux institutions et aux expositions leur échappe de leur vivant ; et une fois disparues, leurs travaux n’accèdent pas aux archives, et ne peuvent donc susciter l’intérêt des conservateurs.

 

De la même manière, pour accéder aux postes stratégiques en entreprise, il est nécessaire de faire partie des réseaux d’influence afin de tisser des liens, construire un capital social et être en capacité de saisir des opportunités et d’émerger comme leaders. En comparaison avec les hommes, les femmes ont plus de difficulté à accéder à des réseaux professionnels ce qui limite leur accès à des rôles de leadership. Les études montrent que les femmes ont également un accès plus limité aux sponsors et aux mentors influents qui peuvent les aider à accélérer leurs carrières et à atteindre des postes hiérarchiquement importants.

 

Aujourd’hui encore les perspectives restent inégalitaires en dépit d’un accès égal à l’éducation : les femmes artistes représentent 60 % des élèves en France mais seulement 10 % seulement des artistes récompensés. Si des progrès sont constatés vers une meilleure représentation des femmes à des postes de direction dans les instances de la vie culturelle, des efforts sont toujours nécessaires pour arriver à la parité (en 2023, 59 % d’hommes occupent la direction des établissements publics culturel, mais ils étaient 70 % en 2017). Dans les écoles de management et d’ingénieurs, elles représentent respectivement 50 % et 33 % des effectifs et uniquement 3 à 7 % des CEO des entreprises du CAC 40 et du SBF 120.

 

N’est-il pas temps de rompre ce cercle vicieux qui invisibilise et minimise les femmes aussi bien dans les instances de pouvoir que dans les musées et de (re) poser la question « Où sont les Femmes » ? Les maux sont connus et documentés aussi bien dans la littérature sur les milieux artistiques que managériaux, les remèdes le sont aussi. Par exemple, le code général de la fonction publique prévoit au moins 40 % de personnes de chaque sexe aux postes de direction et dans le cadre des entreprises l’index de l’égalité vise à garantir la parité. Il faut juste les appliquer.

Les femmes qui constituent la moitié de l’humanité et la moitié des élèves des écoles d’art et de management (on pourrait appliquer le même discours aux carrières scientifiques) doivent avoir les mêmes possibilités que leurs camarades hommes.

 

Cet article de Guergana Guintcheva, Professeure à l'EDHEC, et Hager Jemel-Fornetty, Professeure associée à l'EDHEC, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Image par Amy de Pixabay

The Conversation